Fondatrice du cabinet de conseil Selkis, Sarah Proust est experte associée à la Fondation Jean Jaurès où elle suit les sujets liés au travail. Elle a publié cette année "Télétravail : la fin du bureau ?" ouvrage dans lequel elle donne ses pistes pour mener à bien la révolution de l'hybride. Interview.
Fondatrice du cabinet de conseil Selkis, Sarah Proust est experte associée à la Fondation Jean Jaurès, pour laquelle elle suit les sujets liés au travail. Elle a publié cette année Télétravail : la fin du bureau ? ouvrage dans lequel elle donne ses pistes pour mener à bien la révolution de l'hybride. Interview.
Il faut en faire un espace qui se défige. Le bureau est un espace figé, avec des cloisons qui ne bougent pas. Je favorise les lieux mobiles comme les espaces de coworking internes pour augmenter la transversalité entre les équipes. Je crois que l'ensemble des espaces au sein du bureau vont devenir des lieux de travail, la cafétéria ou encore les couloirs. Le collaborateur doit pouvoir travailler n'importe où, notamment pour maximiser le temps passé au travail, aller chercher la coproduction et la relation informelle qui est essentielle. Tous ces espaces doivent vivre, cela demande des équipements informatiques et numériques importants aux structures, afin que les collaborateurs puissent se brancher partout ou encore avoir des grands écrans dans tous les espaces.
C'est nécessaire, car le télétravail n'est pas un changement de degré dans la relation au travail mais un changement de nature. Le manager doit donc changer la nature de sa relation avec ses collaborateurs. Dans mon livre, je pose la question suivante : comment fait-on pour éviter la dilution du collectif et pour ne pas que les salariés deviennent des "freelances de luxe". Car avec le télétravail, il y a un risque de voir les salariés passer d'un sentiment d'appartenance construit, à une logique de service, comme en freelance. Aux côtés des organisations que j'accompagne, j'arrête de réfléchir sur le nombre de jours télétravaillés. Il faut réfléchir sur le nombre de jours passés au bureau et ce qu'on décide d'y faire ensemble ! Le bureau doit évoluer pour plusieurs raisons : il faut éviter la dilution du collectif, l'invisibilisation des collaborateurs et la bilatéralisation de la relation managériale, car il est plus facile d'envoyer un mail directement au salarié pour lui passer commande, que d'attendre une réunion, il y a donc un risque de dégradation de la relation manager-employé et d'appauvrissement des contenus qui ne sont pas enrichis par le canal collectif de la réunion.
Quitte à adopter un modèle hybride, on peut aussi imaginer une distinction des tâches entre bureau et télétravail : les deux jours où je dois cravacher et produire ma note, je serais mieux chez moi. En revanche, les jours où je dois me réunir avec des collègues et échanger, ce sera plutôt au bureau.
Par ailleurs, l'organisation du travail dépend de chaque structure et de chaque stratégie, on ne travaille pas de la même manière dans une compagnie d'assurance ou un service public. Les organisations doivent s'adapter à ce qu'elles sont. C'est très difficile car elles sont toutes en train de chercher un modèle commun. Au fond on ne peut pas dupliquer ce qu'il se passe d'une organisation à l'autre.
Les entreprises sacralisent aussi le fait de décider d'un jour commun au bureau chaque semaine, on artificialise la nécessité du collectif ! C'est un rythme trop resserré, on sacralise un jour dont on ne sait pas quoi faire. Je crois que c'est plus utile d'aborder cela chaque mois et non pas de manière hebdomadaire.
Pendant la crise, on a découvert que le bureau était un lieu - relativement - égalitaire. Même si ça n'est pas comme ça qu'on le perçoit de manière générale, on le voit comme un lieu de segmentation sociale avec le patron au dernier étage dans son grand bureau (...) Je crois que c'est l'inverse. On a les mêmes outils, la même restauration collective, on travaille depuis le même endroit. Le travail est beaucoup plus égalitaire que le télétravail, puisque ce dernier s'appuie sur les conditions individuelles de chacun. D'où l'importance des tiers-lieux qui permettent de pratiquer le télétravail en dehors du domicile, sans subir l'inégalité du fait d'avoir par exemple un petit appartement.
Vous nous apprenez dans votre livre que le salariat de bureau concernerait en France presque 18 millions de personnes. En quoi cette nouvelle information est-elle si importante ?
D'abord parce que nous n'avions aucune donnée sur le salariat de bureau avant notre enquête (menée avec l'ifop). 60% des salariés sont des salariés de bureau, ce qui veut dire que le salariat est d'abord tertiaire. Rapporté à la population active cela représente effectivement 18 millions de personnes. Quand on parle de réorganisation du travail, d'un point de vue managérial, numérique ou encore des espaces, ça veut donc dire qu'on parle d'une frange de la population active qui est très importante !
Le premier risque concerne l'externalisation des fonctions supports. Ce sont les professions qui gagnent les plus petits salaires, qui sont les plus éloignées du coeur des métropoles et donc des sièges sociaux; elles ont le plus intérêt à opter pour le télétravail. À distance, il y a un risque que ces métiers soient invisibilisés et donc externalisés. Le deuxième risque que je pointe porte sur les cadres intermédiaires qui pourraient devenir des freelances de luxe en étant de moins en moins au travail. Au cours de mes entretiens avec de nombreux salariés en 100 % télétravail; tous m'ont dit qu'ils ne prenaient pas de distance avec leur mission ou leur travail mais avec la boîte, l'organisation. Le dernier risque réside dans le fait que le bureau devienne un lieu de pouvoir, d'élite, où se voient les chefs et se décide la stratégie, un endroit où l'on casse la logique du commun pour en faire un lieu de segmentation sociale. Après la période de fragmentation du lieu de travail, nous ferions face à son atomisation.
Je pense qu'il a raison. Les fonctions supports étaient celles qui avant le covid télétravaillaient le moins. On les pensait associées au bureau : une assistante de direction, on l'imagine par principe attachée au directeur, car elle répond au téléphone ... La pandémie a permis de constater que c'était finalement les tâches les plus facilement télétravaillables ! Pourquoi donc ne pas faire travailler des collaborateurs qui vivent très loin, dans une démarche d'optimisation des coûts ? Il y a un risque social pour ces métiers, ce n'est pas un risque imminent, mais on doit le garder en tête car c'est un enjeu très fort.
Je ne suis pas dogmatique sur le sujet, je ne pense pas que ce soit bien ou pas. Je crois que c'est un mode d'organisation des espaces et non pas du travail, qui correspond ou ne correspond pas à une structure. J'ai accompagné des organisations dans lesquelles certains services sont passés au flex et d'autres ont gardé des bureaux individuels. Il faut que le flex corresponde à l'organisation du travail de la structure ou du département. Si on veut le mettre en place dans de bonnes conditions, chaque salarié doit avoir un endroit pour travailler. Ça ne veut pas dire qu'il a son bureau avec son mug et ses photos de famille, mais il doit avoir un lieu où il est attendu. Il faut aussi qu'il puisse avoir un repère symbolique, comme un casier par exemple.
Vous pointez du doigt les apéros zoom ou la pause café en visio obligatoire imposée par certaines structures pour maintenir les liens informels, qu'on sait fondamentaux en entreprise. Comment faire donc en télétravail ?
On ne peut pas formaliser l'informel, c'est de la spontanéité. Il ne faut pas décider de moment ou de lieu informel. Il est en train de trouver une nouvelle manière d'exister, on fait par exemple beaucoup d'informel par téléphone, ce qu'on ne fait pas du tout en visio. Le bureau permet évidemment à l'informel d'exister, au restaurant d'entreprise, dans les couloirs... C'est pour ça, je crois qu'il faut réfléchir au nombre de jours passés ensemble au travail, plutôt qu'au nombre de jours de télétravail par semaine.
Ceux qui avaient le moins d'habitude de télétravailler sont en train d'inventer les modèles les plus intéressants. L'Espagne modifie profondément son rapport au travail, à la fois par le fait de penser un télétravail de manière collective, mais aussi en lançant une expérimentation sur la semaine de 4 jours. C'est un pays qui avait moins de 5 % de télétravailleurs avant la pandémie. Aujourd'hui il a saisi l'opportunité de réfléchir globalement à l'avenir du travail. Au fond, ceux qui n'avaient pas l'habitude du distanciel sont en train de prendre beaucoup d'avance sur les innovations en matière de travail.